Chapitre 9

 

Le monde change.

A partir de 1760, les mentalités accusent un tournant décisif. L’équilibre si longtemps maintenu entre la nature et ses désordres devient précaire. Il est sur le point de se rompre. Les parisiens fuient les lieux de rencontre qu’ont toujours été les cimetières. Les charniers désertés ne sont plus que lugubres lieux de désolation. Le rejet des morts devient possible. Un nouveau cimetière est ouvert hors la ville, Montrouge, au de la colline du Mont Souris.

Le dégoût bien compréhensible entrouvre la porte aux idées nouvelles qui circulent à l’étranger comme en France. Le spiritisme importé d’Amérique s’infiltre sur un terrain propice. Il établit entre le vivant et ses morts un lien si fort que le souvenir seul crée l’illusion de la réalité. La communication avec l’esprit, élément immortel de son être, est si intense qu’elle facilite l’éloignement et l’abandon sans scrupule du corps physique.

On commence à représenter le défunt sous forme de buste installé sur la cheminée d’une maison bourgeoise. La statue dans le jardin suffit au nanti pour évoquer le parent qui n’est plus. Des personnages en pierre suggèrent l’adieu, l’amour, une scène familiale, un enfant ou même l’animal préféré du mort. Apparaissent des réceptacles à cendres sous forme d’urnes antiques qu’on n’hésite pas à conserver dans la maison. Bien en vue.

Les médaillons de cheveux, bijoux faciles à porter sur soi en pendentifs, sont à la mode. Symbole de pérennité, la boucle de cheveux démontre que l’image de la mort destructrice de la beauté est avantageusement effacée par ce substitut non corruptible, esthétique et plaisant. Le métal du médaillon protège du contact physique direct. Il se veut propre.

 

Ce quelque chose de libertin, intervenu entre l’homme et la mort, montre que dorénavant Paris est prêt à chasser les milliers de cadavres qu’il renie.

Sade (1740-1814) affirme que la nature détruit pour créer, annonce l’idée que la mort n’existe que «figurativement et sans réalité». La nature ne serait donc qu’en banale transformation. Il y a dans sa théorie un caractère pervers, un penchant pour la violence mais on s’y attache peu. On ne retient que la notion de continuité qui réconforte. On a malgré tout besoin de se rassurer.

Dès lors que l’accoutumance qu’on avait du corps mort disparaît, le corps matériel perd tout intérêt et, quand faiblissent les grandes forces religieuses, quand se lézardent les structures de l’Etat, quand le culte de la Déesse Raison est sur le point de s’installer dans les coulisses de la société réactionnaire, une Révolution gigantesque est capable de rejeter ses ancêtres. Sans honte. Sans remord.

 

Paris est prêt à entendre les idées qui circulent sous le manteau et dans les cercles scientifiques. La vitrification des cadavres suggérée par P. Giraud est irréalisable : les finances de l’Etat ne peuvent en supporter le coût et la tâche serait gigantesque. Une telle solution n’est valable que pour des cas isolés. P. Giraud s’inspire en cela des idées de Becker, bien connu du Dr. Thouret de l’Académie des Sciences. Il a publié à Francfort un ouvrage intitulé Physica subterranae mais, crainte du sacrilège, il n’ose révéler son procédé de transformation du gras des cadavres. « La terre où a lieu la décomposition des hommes est vitrifiable et produit un très beau verre », dit-il.

 

P. Giraud dévoile un autre projet futuriste, une pyramide ceinte d’un mur et cachant sous sa base un four crématoire … L’incinération que dorénavant personne ne semble repousser est aussi exclue en raison de l’énormité de la masse à brûler. L’odeur serait atroce et la durée impossible à prévoir. Aucune de ces solutions ne fait l’unanimité auprès des pouvoirs publics à qui elles sont enfin soumises. Reste l’enfouissement dans des galeries de carrières qui pourraient être transformées en catacombes. ¨Pourquoi pas ? Des centaines de kilomètres sont vides. L’idée sied à la majorité et l’on se penche sur la question. On cherche. On discute. On réfléchit.