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« Ainsi en est-il du mythe du dragon que chassera Saint Marcel. Au début du IVè siècle, le bourg Saint-Marcel entoure l’église et son cimetière. Nous sommes à l’intersection de l’avenue des Gobelins et du boulevard Saint-Marcel. La senior ecclesia in vico parisiorum remplace le sanctuaire déjà vieux et inutilisable par les fidèles. Le mythe raconte ceci : sorti de son repaire, le dragon sème soudain la terreur dans le peuple des gobelins. Non content d’effrayer les braves travailleurs et d’encombrer les esprits, il s’avise de creuser dans le domaine sacré d’une tombe particulière du cimetière. La sépulture qu’il choisit est celle d’une dame aisée, mais somme toute peu recommandable.

Allusion est ainsi faite au monde souterrain et maléfique tout autant qu’à la caverne initiatique. Allusion aussi au péché de péché de luxure Epigramme tiré d’un livre d’emblèmes alchimiques, Atalanta Fugiens de Michael MAIER médecin protestant allemand, mort au 17è s. En savoir plus : filostène-alchimie-ésotérisme, mais la dame elle-même n’est peut-être pas sans lien avec la tradition qui consiste à offrir au dragon de la Bièvre une femme à qui il fait subir l’initiation sexuelle. Qui peut savoir ? Devant ce sacrilège, les gobelins courent chercher l’évêque. Celui-ci se dirige bravement vers la bête, lui donne trois coups de crosse sur le crâne, lance son étole autour du cou et, la tenant par ce licou de fortune, l’entraîne hors des murs de la ville. Là, devant la foule qui l’a suivi et qui n’a cessé de grossir tout au long du parcours, il ordonne au dragon de s’enfuir à jamais.

Ce qu’il fait. Pour éviter son retour, on ne sait jamais, les Lutéciens perpétuent le mythe par des rites annuels et c’est le mistère sacré qui commémore l’expulsion du mal. La date la plus propice, les rogationsLes Rogations sont des prières de supplication. Selon le Dictionnaire du Culte Catholique – Abbé J.E. Degorde, 1859, «en 511, le Concile d’Orléans ordonne que des processions eussent lieu dans toute la France. … … Au 8è s., on appela Rogations : Fêtes des têtes humiliées ….» Les dragons auraient-ils été humiliés par tous les saints qui les ont vaincus ? Référence inconsciente aux évènements mythiques ? «Guillaume Durand dit qu’au 13è s. on portait en procession un dragon dont la queue était longue et enflée. … Ce dragon symbolique signifiait le diable qui règne en souverain sous la loi naturelle …. mais qui a été vaincu sous la loi de grâce. … A Rouen, le dragon qu’on portait était appelé «gargouille» …., est celle retenue. Que la période qui précède l’Ascension du Christ soit choisie, sans aucun doute inconsciemment, pour évoquer l’initiation des néophytes digérés et leur accès à un état autre, tout de pureté et de lumière, n’est pas sans intérêt.

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Nous pensons là au mana ancien ; La fête consiste à pourchasser un dragon en osier et le remplir, tout au long du parcours, de friandises en forme d’enfants. Digérés par le monstre, les gâteaux sont sacralisés et censés être métamorphosés en un autre état forcément meilleur et transmissible. Ainsi les distribue-t-on aux malades. A cette époque chrétienne, et par analogie avec les souffrances du Christ, les malades sont déjà sacralisés et donc particulièrement dignes d’absorber une nourriture qui l’est aussi.

Il faut donc attendre quatre siècles pour qu’un évêque chrétien reprenne le rôle du personnage païen qui jusqu’alors assure annuellement la fonction de libérateur. Saint Marcel devient le libérateur, assimilé au Christ. Il délivre l’homme de la mort terrestre pour l’appeler à une vie spirituelle.

Le dragon a perdu sa vocation céleste primitive. De lien divin entre les dieux et les hommes, il est devenu un dieu déclassé, renié du panthéon ; C’est la raison pour laquelle il est redoutable. Ange déchu pour les chrétiens, il est immédiatement synonyme de Satan. En dehors de Saint Marcel, à Paris, pour ce qui nous concerne, on s’étonne que relativement peu de saints aient eu l’occasion de le combattre.

Autre fait curieux, ceux qui le font utilisent tous une méthode persuasive d’où la lutte physique est absente. Saint Georges, du haut de son destrier, se tient à distance pour enfoncer une épée dans la gorge reptilienne. Saint Michel le foule aux pieds tout en glissant dans la gueule une lance qui ne ressort pas. Quant à Saint Marcel ? Il frappe la tête de sa crosse, passe un licou inoffensif et persuade ainsi la bête de le suivre hors les murs. Il ne le tue pas physiquement.

Tout se passe comme si le monstre, avisé, ne se laissait terrasser que par des moyens symboliques. La gorge est à chaque fois visée, symbole de parole, souffle, nutrition, vie. La gorge est la carotide au sang rouge et pulsant qui

 

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soudain fait surgir l’image contemporaine de DraculaLa légendaire cruauté du Comte Vlad Dracul - né Vlad Basarabi - s’est perpétrée tout au long des siècles, associée à l’idée de vampire assoiffé de sang. Son père appartient à l’Ordre du Dragon, ordre de chevalerie créé en 1408 par le roi de Hongrie pour repousser l’invasion ottomane. Dracula (en roumain, Vlad Draculea signifie fils du dragon ou du diable) se fait un farouche adversaire des ottomans. «Il ordonna que les punis soient écorchés, bouillis, décapités, rendus aveugles, étranglés, pendus, brûlés, frits, cloués, enterrés vivants etc. Il aime couper le nez de ses victimes, les oreilles, les organes génitaux et la langue.» Extrait des Archives du Journal International. Maria-Cristina Dinu. Un siècle après sa mort, les Chroniques de Valachie lui donnent le surnom de Vlad Tepes, l’Empaleur, rappelant ainsi sa méthode favorite de mise à mort. La tradition populaire veut que celui qui s’était très mal comporté dans sa vie se transforme après sa mort en terrifiant dracula. (racine drac, dragon), vampire et avatar moderne du monstre.

L’Europe, la France se nourrissent d’alchimie ; Le dragon la représente. Ainsi, sans le savoir, sommes-nous soumis à cette imprégnation troublante dont témoigne le vocabulaire usuel. Synonymes d’élévation sont le degré, le grade. L’idée de se dresser (dres, drac) n’est pas sans rappeler les pierres levées encore appelées dracontia … Quant au sacerdos latin, nom du prêtre, il est à peine modifié et simple anagramme de drac, il est bel et bien élévation religieuse.

D’où nous vient donc ce dragon si influent que tous les Asiatiques de notre capitale actuelle fêtent en grande pompe chaque année ? Il faut remonter jusqu’aux Mésopotamiens. Ils sont les premiers qui nous sont connus à parler du dragon comme d’un animal céleste qui règne sur le ciel boréal et protège l’étoile polaire. Ils disent qu’il établit un lien entre le ciel et la terre.

Les Romains en gardent l’idée ; Ils choisissent de bâtir temples et villes selon un axe de rotation autour duquel tout gravite. Axe nord-sud, tel qu’à Lutèce le cardo. Or, cardo est anagramme de draco !

Quand le christianisme s’intéresse au dragon, il n’en fait pas un animal important. Il y a déjà le serpent d’Adam et Eve … N’étant plus céleste, il n’a plus les moyens d’approcher Dieu et, s’il est sur terre, c’est que Dieu l’a déchu. Il doit donc faire preuve d’humilité. En revanche, il devient redoutable à l’image du diableAu moyen-âge l’emprise de l’Eglise fait du Diable une vérité absolue. La mythologie continue donc toujours ! Satan intervient «en personne» dans la vie quotidienne. Il harcele jour et nuit. L’Eglise utilise cette menace pour inciter à la vertu et aux dons. La peur est terrible car les gargouilles des 274 églises de Paris intra muros avaient (et ont toujours) la forme d’animaux ou de personnages terrifiants. Ils représentent le Diable. Planent au-dessus de chaque passant. Puissant ou misérable. Impossible d’y échapper. Impossible d’oublier..

Si l’on évoque le chapitre 20 de l’Apocalypse, on comprend que le moment du Mal et de ses destructions, du déséquilibre et du chaos, est venu. Un ange est descendu maîtriser le dragon (le serpent antique) pour mille ans et,

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les mille ans révolus, il le relâchera. L’an mil est bien fondé d’être terrifié … et l’est effectivement.

Selon la tradition vieille comme le monde et parfaitement illustrée en 4400 avant J.C., avec l’ère du Taureau que l’on retrouve en Egypte, en Inde, en Iran ou encore en Chine, selon la tradition donc, à la fin de chaque ère zodiacale, l’homme triomphe de l’animal qui la symbolise.

Il est vraisemblable que le mythe du dragon exterminé par l’homme remonte à l’époque où le pôle quitte la constellation du Dragon pour se rapprocher de la Petite Ourse. Alors, les peurs se déplacent : naissent les mythes de l’ours, de l’homme sauvage et toute leur cohorte symbolique.