Le sacré ne laisse pas de traces à l’époque révolutionnaire où le chaos l’emporte – chaos religieux – chaos social – chaos politique. Le sacré est bafoué. La Révolution passe. L’esprit humain ne change pas. L’ossuaire est un lieu de transgression.
Le sacré a toujours éveillé désir et crainte - attraction et répulsion. Ainsi dans l’espace restreint de la Crypte de la Passion dont l’axe central est la Rotonde des tibias, réitérant le fameux goûter, c’est bien d’interdit dont se rendent coupables les organisateurs du fameux concert du 1er avril 1897. Le but n’est pas d’honorer les morts – malgré le thème musical spécifiquement choisi - mais d’utiliser leur présence surréaliste pour crée l’originalité de l’évènement. Qui plus est souterrain. Nocturne de surcroît.
L’ossuaire, lieu sacré bien séparé du profane - interdit sauf aux prêtres des liturgies et des rituels catholiques - étonnamment absents - est interdit à l’usage banal de circulation et de curiosité malsaine … L’ossuaire évoque l’ordre dans la sauvagerie, l’organisé dans l’immaîtrisable.
Bizarre qu’il soit lié au religieux tout en lui échappant. Bizarre comme un tel amoncellement d’os est, de par sa nature même, sacralisé tout en étant désacralisé par les méthodes utilisées pour son transfert. Bizarre comme un sauvetage institutionnalisé les met à l’abri dans un lieu prestigieux du paganisme, déjà sacré dans un lointain passé méconnu.
Bizarre comme la technique de consolidation de l’espace dévolu à l’ossuaire se fait tout naturellement sur un mode antique qui se fond dans le monumental d’une religion contemporaine. Bizarre comme, pour assurer la stabilité des ossements, on reproduit piliers à bras, hague et bourrage des carriers. Bizarre comme les ossements sont en équilibre stable et harmonieux dans leur propre chaos et se présentent dans un ordre esthétique – masquant les dépôts sordides de milliers d’autres qui ne peuvent faire l’objet d’une présentation pudique. Vertèbres, rotules, côtes, phalanges sont dissimulées pêle-mêle en des centaines de mètres cubes inaccessibles.
Le désordre se fait ordre pour la paix du visiteur. La décence renoue avec le sacré. La symbolique s’oppose à l’indifférence. Symbolique ou clin d’œil permanent, c’est le signe qui interpelle et qui étonne.
Les catacombes, un labyrinthe ?
Oui, c’est bel et bien un labyrinthe ce dédale de galeries que nous présente le plan1 de l’ossuaire dont le visiteur ne parcourt qu’une infime partie2. 1/10è seulement. Les 11.000 mètres carrés s’entrecroisent en une toile d’araignée de galeries, dont certaines mènent à des cul-de-sac, et où il est angoissant de trouver la voie qui conduit à la sortie. Dans la partie visitée, la ligne noire peinte sur la voûte mène directement de l’entrée3 à la sortie4 de la partie consacrée au Musée. Par contre, partout ailleurs, si les techniciens ne sont munis d’un plan précis, d’une lampe et de repères, aucun d’eux ne trouve l’issue.
Dans les catacombes, bien des visiteurs ne sont pas prêts à affronter le spectacle qui les attend et même s’ils éprouvent une grande émotion, celle-ci n’est que rarement suivie d’un retour sur eux-mêmes.
Les murs humains sont la brutale réalité, vraie, dépouillée d’illusion et de décor sensible. Persévérer quand, envahis d’effroi, certains rebroussent chemin, c’est accepter sa propre fatalité, c’est se reconnaître dans le miroir. Parmi tous ceux qui déambulent, seuls quelques uns sont aptes à se dégager de la vie matérielle bruyante, aptes à pénétrer dans le sanctuaire intérieur le plus secret d’eux-mêmes. Les tabourets de pierre sont là pour le leur suggérer. Parcourir l’ossuaire seul, c’est faire retraite dans la caverne et puis se diriger confiant vers la lumière.
Dans la Crypte de la Passion, la Rotonde des Tibias forme un énorme tonneau, certes aménagé pour dissimuler un tuyau mais, allons plus loin.
Un tonneau contient le vin créateur de la petite mort de l’ivresse – expression réaliste et très forte signifiant que l’homme fait, avant l’heure, l’expérience de la perte des sensations physiques, plonge dans un état d’inconscience analogue à la mort. A la mort, oui, mais réversible !
Le tonneau ne serait-il aussi analogue au puits, lien entre le ciel, la terre et les enfers, médium en quelque sorte et porteur de la notion de secret ? Dans la profondeur du puits est le silence. Silence de la pensée. Silence de la sagesse. Le puits ? Est-ce l’abîme d’intériorité dont l’être humain est parfois capable ? Abîme au fond duquel se tapit la vérité … juste au sortir du labyrinthe, juste avant que la lumière de l’étoile peinte sur la porte ne guide plus avant dans la découverte ! Etrange !
Une vingtaine de mètres après la Crypte de la Passion on lit l’inscription laconique portée sur la paroi d’un mur. « Puits ». Rien de plus. Rien de moins. Inscription lapidaire combien émouvante et qui laisse sans voix. Troublante comme si cinq lettres suffisaient à attester et signer monstruosité et banalité. Six millions d’humains balancés dans le vide par cette voie expéditive sont hébergés par Isoré pour un temps illimité.
1 Annexe 3 – plan de la superficie totale de l’ossuaire et du Musée des catacombes.
2 Voir encadré sur le plan général.
3 Entrée place Denfert-Rochereau.
4 Rue Dareau.