Chapitre 30

 


Revenons à l’entrée de l’ossuaire proprement dit.

 

Ne dirait-on pas que les fréquents retours en arrière de l’écriture ne sont que l’expression de la difficulté à décrire ? Difficulté qui tient essentiellement à la densité de ce que l’auteur tente de transmettre. Suggérer. La symbolique n’est pas une science et ne s’explique pas comme telle. L’auteur ne fait que des constats. Il propose d’accepter les « pourquoi » comme il le fait lui-même.

 

Plus on réfléchit à chaque détail de l’aménagement esthétique des années 1810-1811, plus on a besoin de le revoir, examiner de plus près, faire des liens. Vérifier. C’est alors que les idées se bousculent. Les symboles surgissent là où on ne les a pas vus, le sacré s’impose quand on n’y pense pas ! Le concret frappe en première impression – l’abstrait vient par la suite. Tout s’enchaîne alors au prix de moult retours en arrière, si toutefois on veut bien accepter d’être réceptif à chaque signe, suivre des pistes qui s’offrent spontanément mais que d’emblée on ne perçoit pas. Des pistes dont on peut douter. Il n’est rien de scientifique.

 

La pénétration dans les lieux est limitée par quatre piliers carrés noirs et blancs. Soutènements certes mais dépassons cela. Tout donne prise à nos facultés intellectuelles. Ne laissons pas l’émotion les paralyser. Pénétrer dans le temple, c’est quitter l’espace profane pour rejoindre l’espace sacré délimité par deux piliers et un fronton néo-classique sur lequel s’inscrit un ordre, tel un avertissement solennel :

 

« Arrête, c’est ici l’Empire de la Mort ».

 

De part et d’autre de cette porte virtuelle que symbolisent les deux pilastres, sont deux mondes opposés : le connu et le mystère, la lumière et l’obscurité, la richesse et le dénuement, la vie et la mort. Cette porte n’a pas de gardien mais la terrible injonction à faire une pause en tient lieu !

L’idée du mystère qu’elle va dévoiler est effrayante. Elle ouvre un accès à la révélation du pèlerin qui entame son cheminement initiatique, ce qu’il est réellement pour peu qu’il le veuille. Il change de niveau spirituel – il transmute les symboles qui le mènent à une réalité supérieure.

Il constate qu’à l’égal de la Maçonnerie1qui fleurit sous l’Empire, les fiers principes d’égalité de l’époque sont respectés. Il peut dire, comme le lit le profane dans le Cabinet de Réflexion :

« Si tu tiens aux distinctions humaines, sors : on n’en connaît point ici ! »

Le nouveau Récipiendaire apprend que le but de la Maçonnerie est d’effacer toute marque de rang de nature sociale. L’allégorie du Temple lui enseigne que les colonnes symbolisent force et sagesse.

Les deux piliers qui encadrent l’absence de porte matérielle ne relient-ils pas la terre au ciel, l’homme, vif ou mort, au divin. ? Bornes factices du monde des vivants et de celui des morts ? Nul besoin de porte - la mort n’est qu’un instant si fugace qu’on n’a pas le temps d’ouvrir la porte, on est déjà de l’autre côté.

Le pilier rappelle que la société se structure autour de sa puissance en une organisation qui repousse le chaos. Il est axe du monde qui mène au transcendant2. Ce que semble confirmer le contraste frappant du noir sur lequel s’affiche le blanc des losanges.

Un fronton triangulaire est retour à la mode antique tant prisé à l’époque impériale. Cependant, de sa forme ternaire universelle, le triangle a bien sa place en ces lieux puisqu’il évoque la Durée par sa base, les Ténèbres et la Lumière par ses deux autres côtés.

A l’évidence, la permanence de la triade dans les religions poly ou monothéistes apparaît comme représentation du père, de la mère et de l’enfant – en un mot de la Vie. Trois, est l’ordre universel fondamental, ordre ici rétabli à grand peine, in extremis.

La pointe supérieure du fronton est usée et dessine, semble-t-il, un angle d’une valeur de 170 degrés. Ses composantes sont cent et soixante-dix. Cent est l’expression d’une partie séparée qui, à elle seule, forme un tout. Cimetières parisiens, dissociés de la capitale, pour recomposer une seule nécropole … Le décuple septénaire que forment sept fois dix, n’est autre que l’expression d’un cycle évolutif totalement achevé. On reste pensif.

Tout semble crédible mais qui a délibérément décidé de l’évasement du fronton ? Intuition obscure, force spirituelle, hasard ? N’y a-t-il ici que des coïncidences ?

Le questionnement est sans réponse.

Ne sont pas moins intéressantes les couleurs plaquées sur les formes géométriques. Blanc sur noir …

 

… Le noir est la passivité absolue de l’état de mort. Couleur du deuil pour certains tandis qu’il est blanc pour d’autres. Le blanc est celui des reines - c’est le blanc de l’espoir et du continuum

 

L’alliance des deux couleurs rejoint inévitablement l’idée du yin et du yang. Yin et yang aux composantes duelles mais dont la complémentarité génère un harmonieux équilibre comme la connaissance et l’ignorance, le jour et la nuit, le chaud et le froid, la création et le chaos, le pur et l’impur, le mortel et l’immortel, la vertu et le vice, la vie et la mort. On retrouve la définition même du sacré

Le noir des piliers est illuminé de deux losanges blancs composés de deux triangles isocèles qui aiguisent la curiosité. Si l’opposition du blanc …

En effet, triangles isocèles allongés, adjacents par leur base, ils confirment et renforcent ce que disent les piliers – à savoir l’union des mondes inférieur et supérieur, le lien entre la terre et le ciel, les hommes et le divin Par extension, le losange pourrait suggérer le passage initiatique dans le monde souterrain, universel ventre du monde au centre des puissances chthoniennes. Peut-être … mais pas seulement.

Le triangle supérieur évoque le sexe masculin posé sur son alter ego féminin. Pérennité mais aussi composante indubitable de la population hébergée sous terre. Rien n’est jamais dû au hasard. D’ailleurs, le hasard n’est qu’un terme utilisé pour expliquer ce qui ne s’explique pas !

Si l’on étudie les angles de ces figures géométriques, leur mesure est étonnante. Cent cinquante degrés pour l’angle le plus ouvert du losange. Il se décompose en cent - et l’on retrouve la partie qui à elle seule forme un tout.

On ajoute dix fois cinq. Dix serait principe de mouvement multiplié par le cinq de la perfection et de l’harmonie. Ne nous étonnons pas qu’il exprime la coexistence paisible, dans le temps, de la vie et de la mort - le temps est mouvement et rien d’autre. Une célèbre Table de la loi n’est-elle pas écrite en dix commandements que reçoit Moïse pour des temps immémoriaux ?

 

L’angle supérieur du losange mesurerait trente degrés. Dix fois trois. De nouveau le principe de mouvement-temps qui, multiplié par trois, s’enrichit de la notion d’ordre intellectuel et spirituel humain ou cosmique. Trois exprime également apparition-évolution-disparition, autrement dit transformation. Evidence naturelle en ce lieu …

 

Il peut sembler intéressant d’étudier l’esthétique imposée dans les moindres détails. Néanmoins, il est sage de n’accorder qu’une valeur relative aux antagonismes de notre imaginaire que certains peuvent taxer d’élucubrations. La symbolique ouvre un champ de possibles, mais de possibles seulement, et met en condition pour la suite. L’empire est …

 

1 Joseph, frère de Napoléon, fut autorisé à prendre la direction de l’Ordre de «  La Grande Maîtrise ».

2Axis mundi de l’Antiquité.